Mardi 10 Jan 2023

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L'enseignement et l'apprentissage pour le citoyen du monde

Par Karen Taylor, Directrice de l'Education et de l'Institut de l'Ecolint, Ecole Internationale de Genève

L'Ecole Internationale de Genève, généralement reconnue comme la première école internationale du monde, a été fondée en 1924 pour répondre aux besoins éducatifs des enfants de la population expatriée travaillant dans les organisations internationales nouvellement formées comme le Bureau International du Travail et la Société des Nations, essentiellement un corps de fonctionnaires internationaux. La mission de l'Ecolint est la suivante : « Éduquer les élèves pour qu'ils deviennent des citoyens du monde ayant le courage et la capacité de créer ensemble un avenir juste et joyeux. » Nous faisons donc spécifiquement référence à la citoyenneté mondiale, comme le font de nombreuses écoles dans le monde.  

L'Ecolint propose un programme de formation d’enseignants à vocation internationale (PGCE international) en collaboration avec l'université de Durham (Royaume-Uni). Chaque année, nos étudiants participent à une conférence qui est au cœur de l'un des modules académiques de niveau Master qui composent ce programme. C'est un moment privilégié pour la volée genevoise, car il favorise les échanges avec les étudiants des programmes à Durham et constitue une occasion pour moi de partager mes réflexions sur l'éducation à la citoyenneté mondiale.

C'est un sujet qui me fascine et me trouble à la fois. De plus en plus, je me demande si ce terme a vraiment un sens au niveau fondamental alors que, pourtant, on y fait de plus en plus référence dans les déclarations de mission des écoles, privées et publiques. Ce qui est parfois moins clair, c'est ce que nous entendons précisément par les termes « citoyen » ou « citoyen du monde ». Peut-être plus important encore, quels sont les défis que nous devons relever pour promouvoir une éducation à la citoyenneté mondiale qui soit à la fois critique et nuancée ? 

L'une des choses qui m'intéressent est l'éventail de la terminologie associée à l'éducation à la citoyenneté mondiale, de même que la façon dont cette terminologie a évolué au fil du temps : sensibilité internationale, apprentissage interculturel, compréhension interculturelle... Prenons un instant les deux termes : sensibilité internationale et citoyenneté mondiale.

L'ouverture d'esprit interculturelle et la citoyenneté mondiale sont intimement liées, sans toutefois signifier exactement la même chose. L'une est un état d'esprit ; l'autre implique un ensemble de responsabilités et d'actions. Cette distinction me semble importante si nous cherchons à élaborer un programme scolaire qui prépare les enfants à identifier et à affronter les problèmes mondiaux dans un esprit d'ouverture envers ceux dont l'expérience culturelle, linguistique et personnelle est différente de la leur. Pour reprendre les termes de Harwood et Bailey (2012), ceci est important si nous voulons permettre à nos élèves de développer « une capacité à transcender les limites d'une seule vision du monde » (p. 79).

Définir la citoyenneté mondiale

La plupart des définitions de la citoyenneté mondiale font implicitement ou explicitement référence aux questions de justice sociale, d'interconnexion et de durabilité. Certaines approches courantes de l'éducation à la citoyenneté mondiale sont parfois appelées « éducations adjectivales » : Éducation à la citoyenneté ; éducation à la justice sociale ; éducation au développement ; éducation du caractère ; éducation globale ; éducation à la paix ; éducation à l'environnement, etc. Toutes semblent impliquer le type d'éthique de la vertu associé à la notion aristotélicienne de citoyen vertueux. Et pourtant, en y regardant de plus près, les choses sont peut-être plus compliquées. L'accent mis sur les actions vertueuses, par exemple : privilégions-nous involontairement ceux qui sont les mieux placés pour apporter des changements parce qu'ils ont le temps ou l'accès aux ressources ? 

J'ai mentionné au début que je souhaitais remettre en question un préjugé potentiellement occidental dans la réflexion sur l'éducation à la citoyenneté mondiale. En fait, les deux termes, citoyen et mondial, sont controversés, et je me demande souvent si nous ne devrions pas complètement changer notre terminologie. Lorsque j'enseigne l'éducation à la citoyenneté mondiale à nos étudiants, je montre souvent deux images. L'une est une affiche typique que l'on peut trouver dans une école et qui rappelle d'éviter les plastiques à usage unique. L'autre montre quelqu'un, quelque part dans le sud du monde, en train de fouiller dans une montagne de plastique. En discutant de cette dernière, il me semble particulièrement important d'aborder la notion d'empathie. Pourquoi tout ce plastique est-il là ? Que fait cette personne ? Où cela se trouve-t-il ? Quels sont les systèmes et mécanismes mondiaux qui en sont responsables ? Quelles en sont les conséquences ? Économiques ? Environnementales ? Sociales ? 

Dans un article de Swanson (2015), on trouve cette déclaration d’un Sud-Africain anonyme qui invite à la réflexion : « Je ne me sens pas impuissant, mais on me dit que je le suis et on me dit quoi faire pour être autonome… » (p.32).

Swanson poursuit en évoquant le problème des méta-récits de déficit et le danger potentiel de renforcer les « dichotomies hiérarchiques » (Andreotti, 2016). Si nous présentons les habitants des pays en développement ou à faible revenu comme des victimes, nous risquons de renforcer par inadvertance des stéréotypes et des positions de privilège qui simplifient à l'extrême la question. Le Sud global et le Nord global ne sont pas des opposés binaires, ce sont des « constructions sociopolitiques contestées » (Kurian, 2019, p. 124). Pourtant, la notion de Geert Biesta (2012) d’être instruit par l’autre offre un grand potentiel de réflexion profonde et de questionnement critique. Chercher à apprendre de l'autre signifie anticiper ce qui doit être appris ; chercher à être instruit par l'autre est ouvert et potentiellement plus responsable sur le plan éthique (Bruce et al., 2019). 

Comme l'a soutenu Gayatri Spivak, la connaissance n'est jamais innocente ; elle n'est jamais apolitique. En fait, et c'est là tout le problème, nous devons réfléchir à la manière de développer une pédagogie qui soit sensible au contexte, à l’histoire et à la politique. En d'autres termes, si nous voulons nourrir une véritable empathie, cela peut signifier adopter une pédagogie de l'inconfort. Je veux dire par là qu'il vaut la peine de créer délibérément un espace de négociation sur la signification et l'interprétation parmi les enseignants et pour les élèves. Pour citer Vanessa Andreotti, « la citoyenneté mondiale ne consiste pas à "dévoiler" la "vérité" aux apprenants, mais à leur fournir l'espace nécessaire à la réflexion ». (2006, p. 49) Les enseignants comme les élèves doivent être à l'aise avec la dissonance et l'ambiguïté, ou du moins les accepter. Le pédagogue brésilien Paulo Freire a parlé de la « conscience critique" comme d'un moyen d'émancipation, car elle nous permet de prendre conscience des problèmes qui entretiennent les injustices sociales. Un élément clé de l'approche de Freire consiste à problématiser les modes de pensée du groupe dominant, car ils sont souvent intégrés dans le programme d'études (écrit, enseigné ou caché...). 

L'éducation à la citoyenneté mondiale

l'éducation à la citoyenneté mondiale fait souvent référence à certains types de connaissances et de compétences qui y sont associées. Si vous examinez le travail d’Oxfam, de l'UNESCO ou d'autres guides des programmes, vous constaterez qu'il existe généralement trois domaines conceptuels dans lesquels le contenu général de l'éducation à la citoyenneté mondiale est placé. Il existe ici aussi des hypothèses sous-jacentes sur la pédagogie, qui reflètent la culture dominante dans le discours sur l'éducation - international ou national. Pour être délibérément provocatrice, je pourrais parler d'impérialisme pédagogique. 

  1. Connaissance et compréhension des problèmes mondiaux
  2. Compétences cognitives, sociales et pratiques telles que la pensée critique, la résolution de problèmes, la réflexion, la communication, la participation et la collaboration, le leadership.
  3. Dispositions et valeurs (par exemple, l'empathie, la tolérance, l'engagement pour la justice sociale, etc.)

Quel prisme allons-nous utiliser pour développer ces domaines au sein des programmes ? Un prisme néolibéral ? Un prisme post-colonial ? Egalitarien libéral ? Humaniste radical ? Nous voyons les choses à travers un prisme, voire même plusieurs prismes qui se chevauchent. L’essentiel est d’en avoir conscience. Et si nous utilisions le prisme d’Ubuntu ou du Confusianisme ? Nous savons qu’un apprentissage est efficace lorsqu’il est contextualisé. Quelle signification cela prend-il en Chine ? Au Moyen-Orient ? Au nord de l’Angleterre ? Ce contexte doit-il être tiré du « monde réel », ou peut-il être historique ? Métaphorique ? Idéal ?
 

Il y a plusieurs façons d'aborder cela :

On pourrait...

  • se concentrer sur le développement et l'intégration du programme d'études dans des cercles d'apprentissage professionnels auxquels participe l'ensemble du corps enseignant. Les avantages de cette approche sont que, dès le début, vous favorisez une variété de perspectives et de bases de connaissances. Elle permet également de développer le soutien au sein du corps enseignant et d'accroître le sentiment de responsabilité collective à l'égard d'un élément jugé essentiel, généralement lié à la mission et à la vision de l'école. Mais pensez aux différences d'orientation qui peuvent exister parmi vos collègues enseignants, aux doutes qu'ils peuvent avoir sur la manière d'intégrer l'apprentissage interculturel dans des disciplines ou des phases de développement spécifiques.
  • Lier l'éducation à la citoyenneté mondiale à l'Agenda 2030 des Nations Unies pour les objectifs de développement durable. Une mise en garde toutefois : comme le notent Davies et al. (2018), «  l’une des difficultés dans l'utilisation et l'application du terme développement durable est sa tendance à suggérer le changement tout en évitant la nature politique des actions qui pourraient réellement s'attaquer aux racines des problèmes de durabilité. » (p. 157). ...l'analyse des relations de pouvoir doit être au cœur de l'éducation à la citoyenneté mondiale.
  • Lier l'éducation à la citoyenneté mondiale aux programmes d'apprentissage par le service : cependant, nous pourrions vouloir y réfléchir en profondeur et envisager les conséquences imprévues de nos actions. 
    Ou
  • Lier l'éducation à la citoyenneté mondiale à des stratégies pédagogiques qui favorisent les approches interdisciplinaires du contenu tout en garantissant à la fois la substance et l'objectif. 
     

Enfin, l'évaluation

Comme dans tout autre domaine, il est important d'encourager l’introspection et l'autoévaluation des élèves, car celles-ci contribuent à leur autonomie et à leur implication dans le processus d'apprentissage. Ces pratiques favorisent également les compétences métacognitives et la pensée critique et évaluative qui ancrent les connaissances dans la mémoire à long terme. Je suggère également de réfléchir à la manière d'évaluer (et non de mesurer) la façon dont les élèves agissent au sein de leur communauté scolaire : la façon dont ils se traitent les uns les autres, les initiatives qu'ils prennent, ce qu'ils choisissent d'écrire dans leurs journaux, les sujets qu’ils abordent dans les assemblées qu’ils dirigent eux-mêmes.

Pour terminer sur la question de l’évaluation - et cela ne se limite pas à l'éducation à la citoyenneté mondiale - je dirais qu'il est important d'être aussi explicite que possible sur la raison pour laquelle vous avez choisi un domaine d'intérêt, une tâche ou une évaluation particulière. Les élèves seront plus performants s'ils savent ce que l'on attend d'eux et pourquoi. Toutefois, l’introspection ne doit pas se limiter aux élèves : l'élaboration du contenu de l'éducation à la citoyenneté mondiale est l’occasion de se livrer à sa propre introspection.

Conclusion 

Martha Nussbaum (2002) nous dit que « cultiver notre humanité dans un monde complexe et enchevêtré implique de comprendre comment les besoins et les objectifs communs se réalisent différemment selon les circonstances », de nous voir « comme des êtres humains liés à tous les autres par des liens de reconnaissance et de sollicitude » (p. 296). 

La notion de « citoyenneté mondiale » est à la fois convaincante et problématique. La citoyenneté sous-entend un sentiment d'appartenance à une communauté qui implique à la fois des droits et des responsabilités. Si nous nous inspirons du postulat aristotélicien, le bien-être de la communauté dépend des actions vertueuses de ses membres. Notre défi est de développer chez les apprenants la capacité d'agir de manière à garantir les droits des autres (global) tout en respectant le concept spécifique et localisé de l'identité (local).

 

Sources

Andreotti, V. D. (2006). Soft versus Critical Global Citizenship Education. Development Education in Policy and Practice. 

Biesta, G.  (2012) . Receiving the Gift of Teaching: From ‘Learning From’ to ‘Being Taught By.’ Studies in Philosophy and Education 32 (5):449-46.

Bruce, J., North, C. & FitzPatrick, J. (2019) Preservice teachers’ views of global citizenship and implications for global citizenship education. Globalisation, Societies and Education, 17:2, 161-176.

Davies, I., Sant, E., Shultz, L., & Pashby, K. (2018). Global citizenship education: A critical introduction to key concepts and debates. Bloomsbury Academic.

Dutta, U., Shroll, T., Engelsen, J., Prickett, S., Hajjar, L., & Green, J. (2016). The “Messiness” of Teaching/Learning Social (In)Justice: Performing a Pedagogy of Discomfort. Qualitative Inquiry, 22(5), 345–352.

Freire, P. (2002). Pedagogy of the Oppressed. ‎Continuum.

Oxfam (n.d.). Global Citizenship in the Classroom: A guide for teachers | Oxfam Education. Retrieved from https://www.oxfam.org.uk/education/resources/global-citizenship-in-the-c....

Harwood, R., Bailey, K. (2012). Defining and Evaluating International Mindedness in a School Context. International Schools Journal. 31 (2). 77-86.

Kurian, N. (2019). “Empathy: simple and inevitable? Development education and narratives of African poverty”. International Journal of Development Education and Global Learning. 11(1):120-37. 

Nussbaum, M. (2002). Education for Citizenship in an Era of Global Connection. Studies in Philosophy and Education, 21(4/5), 289-303. doi:10.1023/a:1019837105053

Spivak, G. C. (1988). Can the Subaltern Speak? In C. Nelson & L. Grossberg (Eds.), Marxism and the Interpretation of Culture (pp. 271–313). University of Illinois Press.

Swanson, D.M. (2015). Decolonizing Global Citizenship Education. Brill. 

UNESCO (2015). Global citizenship education: Topics and learning objectives.